On m’avait dit que ma vie serait morne, rythmée par l’apparition épistolaire d’un postier aigri déposant des factures de gaz et d’électricité, seule sur un mur aux quatre vents, oubliée pour le meilleur et pour la rouille, avec pour compagnie un couple d’hirondelles, un nid de frelons ou de cloportes, en cette ère maudite du courriel et du message instantané. Mais on s’était trompé.

On m’a accrochée sur un mur un crépi bleu pastel, un jour d’été. J’ai tout de suite vu que quelque chose n’allait pas. Je n’étais pas seule. Nous étions cinq. Des quintuplées parfaitement identiques en métal brossé. D’ailleurs, mes compagnes ne m’étaient pas inconnues. Deux d’entre elles étaient déjà mes voisines dès la sortie de l’usine puis dans les rayonnages de l’entrepôt, endroit hors du temps où les rumeurs les plus folles couraient déjà, à peine sorties de la chaine d’assemblage. C’était l’une d’entre nous, rangée dans le coin le plus éloigné, tout en haut des échafaudages, si semblable et pourtant si différente, une peinture rouge et fanée, écaillée, d’un autre temps, couverte de poussière, oubliée certainement, qui avait lancé le ragot dès notre arrivée. Le chariot élévateur n’avait pas encore fini de nous ranger, que nous l’entendions déjà murmurer. Peut-être murmurait-elle depuis toujours ? « On va vous oublier .» « Vous n’avez jamais servi encore, et vous ne servirez jamais .» Ces mots amers nous ont glacées, plus encore que les bruits de tôles froissées résonant en trois huit dans les allées bétonnées de l’entrepôt. Des jours, des mois durant. A peine née, déjà résignée.

 

Mais aujourd’hui, alors que l’employé m’adosse au mur qui sera ma maison désormais, aux côtés de quatre de mes semblables, je ne peux m’empêcher d’espérer… Devant moi se trouve un patio clair. Il y a une porte d’ascenseur inscrite du chiffre 5 à ma droite, un escalier qui descend en face. Entre les deux, la façade ouverte m’offre un point de vue splendide sur un quartier de maisons aux toits couverts de tuiles noires, entrecoupés de cerisiers et d’érables signalant la présence de jardins, de ginkos alignés le long des rues. Le vent chaud qui monte jusqu’à nous, amène avec lui le chant insistant de cigales, un léger fumet d’anguille grillée et quelques papillons égarés. De la jungle urbaine dépasse un temple hors d’âge, au toit courbe et aux bannières rouges. Je me sens soudain revigorée. Et si Elle s’était trompée ?
Mes amies affables s’empressent de me décourager. Numéro 1, la plus haute de nous cinq, affirme que seule ou en groupe notre sort sera le même. Numéro 2, ma voisine, approuve en silence. Juste en dessous, Numéro 4 et Numéro 5 sont bien trop occupées à choisir quelle vermine les habitera le mieux. Le débat dure, mais chacune convient qu’il est hors de question de laisser entrer les cafards.

Une vie de boîte aux lettres

Quelques jours à peine après notre arrivée sur le palier, l’ascenseur s’ouvre sur le premier locataire. C’est une fille. Elle ne ressemble pas du tout à ceux que l’on a vus depuis le début. Sa tête frise dans tous les sens et ses yeux sont délavés, du même vert que l’érable du temple en contrebas. Des cinq, je suis la première à recevoir une étiquette. Une belle étiquette, écrite à la main, soignée et colorée que j’arbore avec tant de fierté que j’ai parfois peur que le vent espiègle ne me l’arrache. Cela ne fait même pas une journée qu’elle est là, mais déjà je comprends que Celle de l’entrepôt s’est trompée sur toute la ligne. 

La jeune femme ne manque pas de venir me dire bonjour une fois avant de partir, une autre en rentrant. Il ne se passe pas une semaine sans que je n’aie quelque chose à lui offrir. Oh, bien sûr, il y a quelques factures. Mais il y a aussi des cartes postales, des lettres et des colis. La plupart de ces messages viennent d’une certaine France. Je ne sais pas bien qui c’est, mais il est certain que cette France tient beaucoup la locataire pour lui envoyer si souvent des billets doux. J’aime observer son sourire candide tandis qu’elle ouvre la lettre avant même de rentrer chez elle, seule sur le palier, un sac en plastiques remplis de courses à ses pieds, les clefs suspendues au petit doigt, arrêtée dans son élan par la bonté d’inconnus. Se doute-t-elle que je la regarde ?
Lorsqu’elle attend un colis, la fille laisse souvent une note sur la porte. De là où je suis, je peux lire qu’elle autorise le postier à déposer son paquet sur le sol, à mes pieds, pour lui éviter de repasser une deuxième fois, à un horaire où elle ne sera probablement pas là. Car certains colis sont si disproportionnés que je ne peux pas les avaler. Je n’aime pas vraiment quand le facteur sonnant à la porte, repart en me laissant seulement une fiche jaune et rouge. J’enrage lorsqu’il repart sans même insister, alors que je sais qu’elle est là, endormie, épuisée après une longue journée ailleurs. Je me sens humiliée, dégradée, inutile. J’ai le ventre vide, affamé, mais pas assez grand pour contenir ce trésor si impatiemment attendu. Je broie du noir en attendant son air déçu.

 

Une vie de boîte aux lettres

Les jours se raccourcissent, il fait moins chaud la nuit, l’allée de ginko s’est changée en rivière d’or. Numéro 1, 2, 4 et 5 ont enfin des locataires. Mais pour elles, il semble bien que la prédiction de l’Ancienne ne soit pas totalement fausse. Outre les factures mensuelles et quelques publicités, leur cadenas ne protège pas grand-chose d’autre que du vide. Numéro 1 ne nous parle plus. Elle change trop souvent d’étiquette pour avoir le temps de s’attacher à un nom en particulier. La vignette de Numéro 5 quant à elle, s’est envolée avec le premier typhon d’automne et personne n’a songé à la remplacer. De toute façon les prospectus s’accumulent dans son estomac, et elle se lamente à longueur de postier de savoir sa seule carte postale ensevelie sous les annonces de livreurs de sushis et autres pizzerias du coin.

La fille est partie ce matin en pleurant, avec une énorme valise. Me quitterait-elle ? Elle m’a pourtant regardée avec amour, en me susurrant de l’attendre. Elle m’a laissé son étiquette. C’est qu’elle va revenir, me rassure Numéro 4. 
Mais plus la fin de l’année approche, plus j’ai des doutes. Mon ventre commence à ressembler à celui de ma consœur, plein de papiers inutiles, qui me tiennent pourtant chaud dans les froideurs de l’hiver qui s’installe. Je me console en sachant que nous sommes deux.  Cependant que mes voisines reçoivent de plus en plus de cartes de vœux, je m’inquiète de n’en compter aucune. D’ailleurs, Numéro 5 a enfin été vidé, et a reçu un nouveau nom. Je suis abandonnée. Mon papier se gorge d’eau avec les violentes averses qui soufflent la pluie jusqu’au fond du patio, et j’entends chaque nuit la ritournelle rongée de la rambarde qui m’appelle et me cajole, me félicitant de la rejoindre bientôt au Cercle des Corrodés. Si jeune et déjà rouillée. Pis encore, le nom sur mon plastron est presque effacé. Je me meurs.

La ville en contrebas se couvre de lumières scintillantes, qui émerveillent chaque personne sortant de l’ascenseur en fin de soirée. Mais je m’en fiche. Le monde peut bien trembler, s’effondrer, les locataires disparaître à jamais, le temps ne sera jamais assez long pour endiguer ma souffrance. Je suis seule. C’est Elle qui avait raison. D’ailleurs, je suis certaine que le couple de cafard qui m’a visité hier, projette déjà de venir passer l’hiver en famille entre mes gonds. Numéro 2, jusque-là si encourageante avec moi, m’a regardé avec tellement de dégoût que les dernières miettes de ma dignité ont disparu comme un facteur devant un pitbull. Mieux vaut cela que la solitude.

 

Une vie de boîte aux lettres

Lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrent sur son visage rayonnant, sa présence envahie soudain le patio comme un tsunami de bonheur, déferlant sur moi avec tant de force que la douleur de ces deux mois d’absence est comme pulvérisée. Tu m’as tellement manqué. L’air émacié et les cernes ne diminuent en rien l’aura de béatitude qui émane de la fille. Elle flotte. Avant même d’ouvrir la porte, son premier regard est pour moi. Je l’aime.

Elle m’ouvre, me vide, me sèche, me graisse, me nettoie et me donne une nouvelle étiquette. Plus belle encore. Je suis la seule du palier à être écrite en plusieurs langues, et à comporter deux noms. Elle veut être sûre que chaque lettre, chaque colis me soit confié, que pas une seule fois le postier ne soit embarrassé. Elle m’aime. Les jours s’annoncent à nouveau radieux pour moi. 

Depuis le printemps, un nouveau genre de lettre arrive plus souvent. Ces missives contiennent des livres. Il y en a des grands, des petits, des lourds et des usés. Elle m’a dit que, parfois, elle ne connaissait même pas les gens qui les lui envoyaient. Mais moi je vois bien que c’est encore cette France qui les lui envoie. Encore et toujours, entre deux factures et une carte postale des montagnes, un colis de France.  

Impossible d’être jalouse : sans elle j’ai le cafard.

 

 

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