C'est toujours une experience déroutante que de réaliser à quel point le temps passe. Etant donné le nombre incroyable de choses qui se bousculent lorsque je regarde par dessus mon épaule, il m'est difficile de dire qu'il passe trop vite. Je dirait plutôt qu'il me semble ébourriffant d'avoir casé autant de trucs en si peu d'années.

J'ai habité à Bordeaux, à Paris, à Tokyo, à Londres, à Nagoya, à Kyoto et puis Nagoya encore. J'ai déménagé des valises, envoyé des cartons, reçu des cartes postales, écrit des milliers de courriels et quelques articles de blog. J'ai croisé des gens, dormi chez des inconnus, réalisé des rêves et des livres en cuir, serré des amis dans mes bras, pleuré seule toutes les larmes de mon corps, voyagé avec des baroudeurs, trinqué avec des fous.

Et puis un jour, au milieu d'une ville à l'autre bout du monde, j'ai croisé une personne qui fait partie d'un bout de ces souvenirs. Et ensemble, en mangeant un fondant au chocolat, on a réalisé que notre premier souvenir commun avait 10 ans.

Time capsule à café

Un souvenir commun, mais non partagé.

En 2006, je rentre en première année au Lycée F.Magendie de Bordeaux, en section art plastique. De son coté Miyuki, fille de bonze, entame une année d'échange universitaire dans le même bahut. Nous nous croisons un nombre incalculable de fois. Amis communs, lieu de rassemblement-inter-cours identique, nous ne nous rencontrons pourtant jamais. Pour la simple et bonne raison que ma première année de lycée, je la vit pratiquement entièrement cloitrée dans le CDI au rayon héroic-fantasy. Mes cours de japonais, je les suis le soir dans une école privée.

L'année suivante, je sors de mon cocon et Miyuki rentre au Japon. Je rencontre ses amis. Cette année-là, c'est Erika qui participe à l'échange proposé par le Rotary Club. L'année suivante, Yuko. Aux balbutiements de Facebook, j'ajoute cette dernière dans ma précieuse liste d'amis-qui existent-quelque-part-mais-dont-on-ignore-tout. Magie du réseau anti-social.

Et puis quelques printemps plus tard, j'annonce avec fierté que je pars m'installer à Nagoya. "J'y habite, passe me voir !" Sorti du néant. Yuko. Sacrénom d'une carabistouille. Les voies du destin sont impénétrables. Tant mieux pour lui. 

Je passe de nombreux weekends dans sa famille, dont le père est bonze également. Yuko ma confidente et Miyuki l'insaisissable sont cousines. Je la rencontre pourtant enfin brièvement dans la fraicheur saine d'un pâle matin de nouvelle année, tandis que l'on bat le riz pour en faire un gateau traditionnel. Elle part dans les minutes qui suivent mon arrivée. Pas encore, te dit le destin.

2016. Je viens de me réinstaller à Nagoya. Un beau jour d'été la maman de Miyuki frappe au carreau de mon café. Elle vient me donner deux places pour la projection des cours métrages de sa fille. Il faut y aller en yukata me dit-elle. Soit.

Tandis que je savoure le défilement de la pellicule numérique, je repense à ces années qui me semblent une autre vie. Sans nous être côtoyées, nous avons les mêmes reminiscences. Les murs rouges du palier du premier étage du lycée, les couloirs sombres et leurs fenêtres de carreaux carrés encastrés au petit-bonheur-la-chance dans le béton ciré, le rassemblement de moutons noirs qui ne ressemblent à aucuns autres entre deux classes anonymes.

Et nous voilà aujourd'hui, aussi semblables à ce que nous l'étions alors, nouvelles et triomphantes. Elle cinéaste, moi touriste installée. Suivre ses rêves à du bon.

Si on avait su, ben on aurait tout fait pareil.

 

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